Mentorat par François le Roux
Lorsqu’un artiste-interprète se retourne vers les origines de sa « carrière », des
étapes essentielles lui apparaissent ; mais surtout, les personnes ou personnages qui l’ont poussé, ou conduit dans sa voie, aidé à trouver sa voix.
Certains parlent de « maître », le terme mentor est pour moi bien plus approprié ; un artiste libre reste le maître de son cheminement, ou, du moins, ne se soumet qu’à certaines conditions. Néanmoins, il choisit, ou, instinctivement, accepte de suivre les pistes que des aînés suggèrent.
Parmi ces personnes qui ont compté pour moi, il y a mes parents d’abord. Mon père aurait pu devenir comédien, et il m’a mis en scène en 1972, alors que j’étais au lycée, dans Le Devin de village de Jean-Jacques Rousseau (j’ai chanté le rôle de Colin, transposé pour ma voix). Il a, lui, choisi de devenir professeur d’expression orale, une sorte de bifurcation. Ma mère (1932-2022) avait fabriqué les costumes de la première pièce de théâtre à laquelle j’ai participé, Antigone de Sophocle (j’étais l’enfant qui conduit Tirésias, aveugle, sur les chemins ; j’avais dix ans, et c’était à Tananarive, à Madagascar).
Puis, il y a eu mon professeur de musique de lycée Grandmont, à Tours, Nicole Cazalet-Aubert. Elle m’a ouvert l’univers merveilleux et magique de la musique vécue ; excellente pianiste, elle a joué devant ses élèves Jeux d’eau de Ravel sur le piano droit de sa classe. Surtout, elle m’a incité à chanter, dans la chorale du lycée, puis au sein d’un chœur amateur de très bon niveau, le chœur Jean de Ockeghem de Tours, dirigé par Claude Panterne (1919-2021), et finalement, c’est elle qui m’a poussé vers celui qui est devenu mon professeur de chant, François Loup (né en 1940). Excellent chanteur (basse bouffe), et formidable pédagogue, il m’a confié après une année d’études avec lui, certains élèves débutants, lorsqu’il a estimé que je pouvais les aider… et par la même occasion « m’aider moi-même ». Nicole m’a accompagné au piano à plusieurs reprises par la suite en récital, François est devenu un ami ; nous avons, hélas trop peu, chanté en scène ensemble (dans La Cenerentola de Rossini et L’heure espagnole de Ravel).
Lorsque je suis entré à l’Opéra-Studio de Paris en 1976, j’ai pu bénéficier des cours de Vera Rosza (1917-2010), professeur de chant émérite, d’une souplesse de tact impeccable ; plus tard, de ceux de la grande Elisabeth Grümmer (1911-1986), cantatrice berlinoise dont la voix d’une jeunesse incroyable encore à cette époque, lui permettait de montrer des exemples stupéfiants à ses jeunes élèves. Elles m’ont permis d’élargir ma vision, et d’ancrer ma conviction d’être capable de devenir professionnel.
A l’Opéra-Studio, le chef de chant américain Craig Rutenberg m’a incité à faire autant de récital que d’opéra, et j’ai suivi son conseil jusqu’à aujourd’hui. J’ai fait mon premier récital de lieder avec lui, et ensuite un récital Fauré…
D’autres phares ont éclairé mon chemin :
- mon oncle Jean-Louis (1927-2016) et sa femme, ma tante Marta (1932-2000), les deux seuls autres musiciens professionnels de ma famille, qui m’ont non seulement soutenu, mais inspiré ; Jean-Louis fut le hautboïste principal du San Francisco Symphony Orchestra, et chef d’orchestre (il étudia avec Darius Milhaud lorsque celui-ci était à Berkeley) ; ma tante, d’origine uruguayenne, était une pianiste de tempérament fougueux, excellente musicienne, qui avait eu la chance de rencontrer, dans sa prime jeunesse à Montevideo, la grande cantatrice française Ninon Vallin (1886-1961). Ils continuent de m’inspirer. Ayant ensemble fondé le groupe des « San Francisco Contemporary Music Players » ils ont créé nombre d’œuvres nouvelles, de George Crumb, George Rochberg, Frank Zappa, etc.
- La grande cantatrice Mady Mesplé (1931-2020) m’a permis de participer à mes premiers enregistrements chez EMI (aujourd’hui Warner Classic), et de faire avec elle nombre d’émissions de télévision. Elle était une star, mais ne se comportait en rien comme une vedette. Quelle musicienne, quelle humilité elle montrait ! Je l’ai rencontrée alors que je venais d’entrer dans la troupe de l’Opéra de Lyon ; elle enseignait à l’époque dans cette ville. A l’issue d’une représentation de Manon de Massenet en 1980, elle est venue me rejoindre sur scène, et m’a dit qu’elle m’avait trouvé remarquable (et, a-t-elle ajouté, « je le dis fortement, pour que tout le monde en profite » !!!).
- Enfin, déterminante pour moi fut Simone Féjard (1911-2012), chef de chant émérite de l’Opéra-Comique, qui m’a convaincu de travailler sous sa férule le rôle de Pelléas. L’opéra de Debussy, je l’avais vu à l’âge de quatorze ans, et je n’y avais rien compris ; en outre, le rôle, extrême pour une voix de baryton, m’avais fait peur. Simone m’a guidé tranquillement pendant deux ans et demi, et, lorsque, début 1985, l’Opéra de Lyon a présenté la production qui fut ma première de l’ouvrage, j’étais prêt, confiant, heureux. Simone était un vrai chef de chant, à la fois exigeante et chaleureuse, un soutien positif et une artiste de première grandeur. En 1997, j’ai voulu, lorsque je suis passé au rôle de Golaud dans le même opéra de Debussy, aller le travailler avec elle ; elle a refusé que je la paye, et a juste demandé un billet pour la première représentation. Elle m’a ensuite, après de très chaudes félicitations, dit qu’elle attendait que je mette en scène Pelléas et Mélisande de Debussy, ce qu’hélas je n’ai pas (pas encore ?) pu faire.
Voilà les noms auxquels le terme mentor me semble s’appliquer pour moi !