L’un de mes aspects préférés de l’interprétation de la mélodie a toujours été de donner vie à de nouvelles œuvres. Pour moi, c’est une activité essentielle dans la carrière d’un·e interprète, mais aussi un élément crucial à la pérennité de notre discipline.
Tout comme c’est le cas avec un répertoire plus standard, le déchiffrage d’une mélodie contemporaine sollicite de nombreuses compétences de base : l’analyse littéraire et musicale, la résolution de problèmes techniques, la création d’univers auditifs et émotionnels, et la capacité d’initier des conversations franches et honnêtes avec ses partenaires musicaux. Plus loin, cependant, l’interprétation d’une nouvelle œuvre offre un défi unique en nous amenant à nous ouvrir à des langages, des couleurs et des textes qui sont souvent, de façon paradoxale, à la fois complètement nouveaux et extrêmement familiers.
Au cours des dernières décennies, par exemple, plusieursthèmes d’actualité se ont été intégrés au répertoire de la mélodie, tels que l’interaction sociale à l’ère numérique, dans les Craigslistlieder (Gabriel Kahane / auteur·esanonymes), le désir homosexuel, dans Of Passion’s Tide(Jeffrey Ryan / C. P. Cavafy, trad. Rae Dalven), et la violence conjugale, dans Songs for Murdered Sisters (Jake Heggie / Margaret Atwood). Des œuvres canadiennes ont également complexifié et approfondi les conversations au sein et au sujet de notre discipline, notamment mouvance (Jérôme Blais / Gérald Leblanc), qui explore le déracinement au cœur de la psyché acadienne, et Rien ne tuera ma lumière, de la compositrice anishinaabekwe Barbara Assiginaak et la poète innue Maya Cousineau Mollen, un solo portant sur le trauma intergénérationnel etdont la soprano Élisabeth St-Gelais a assuré la création, l’an dernier, afin de marquer la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation.
Bien que pas complètement absentes du répertoire standard, ces voix, ces perspectives et ces thématiques diverses ont jusqu’à récemment souvent été marginalisées ou trop peu explorées. En s’y intéressant, les compositeur·rices, librettistes et interprètes contemporain·es développent davantage leurs vocabulaires, élargissent la portée de leur travail, et ancrent leurs pratiques dans le monde d’aujourd’hui, tout en permettant au public d’enrichir leur compréhension de l’expérience humaine.
L’hiver dernier, en compagnie du baryton Geoffrey Schellenberg, j’ai eu le privilège de créer Rémanence, du compositeur canadien Matthew Ricketts. Ce fut sans équivoque l’une des expériences les plus surréelles et révélatrices de ma carrière, puisque pour la première fois, les mots que je lisais dans cette nouvelle partition, qui avaient été soigneusement et vivement mis en musique par le compositeur, étaient les miens.
L’œuvre a pris racine lors de la première d’Unruly Sun, un cycle de mélodies de Ricketts et du librettiste Mark Campbell qui raconte les dernières années de la vie, et la mort des suites du SIDA, de l’artiste et activiste Derek Jarman.
Dans les mois qui avaient précédé la première, j’avais été dans un état émotionnel assez fragile. En même temps que je naviguais un retour à la pratique musicale à plein temps, post-pandémie, je venais d’être diagnostiqué d’une dystrophie des cônes et des bâtonnets, un trouble oculaire dégénératif qui commençait déjà à affecter de façon considérable ma capacité à lire des partitions de musique. Ainsi, début décembre, le soir de la première d’Unruly Sun, alors que la musique sobre de Ricketts permettait aux auditeur·rices d’assister à la progression de la maladie de Jarman, y compris sa cécité éventuelle, j’ai été profondément ému lorsque j’ai écouté le ténor Karim Sulayman chanter « as I grow old / he will be my eyes. »
Le lendemain, je me suis replongé dans le manuscrit de mon prochain recueil de poésie, qui, jusque lors, portait sur la crise climatique et mon rapport au monde naturel en tant qu’homme gai. Grâce à l’œuvre de Ricketts que je venais d’entendre, j’ai pu d’un coup aussi voir les liens entre ma perte de vision et la dégradation de l’environnement, et j’ai su que je voulais lui confier la mise en musique d’une partie de ces textes.
Écrire, souvent, c’est travailler seul, en décalage avec les œuvres que l’on publie : une fois imprimées, nos idées ne nous appartiennent plus. Le lectorat ne participe pas à notre processus de création de la même façon que le public prête son énergie à une performance. C’était donc, en un sens, assez inhabituel d’entendre mes propres mots, creusés à même les profondeurs brumeuses de mon cerveau, filtrés par la plume brillante d’un compositeur, et finalement chantés par un collègue réputé. C’était comme assister à l’opération d’une sorte de fabrique à saucisses fragile, délicate et fantastique, un laisser-aller créatif qui, de manière étrange – ou très juste? – reflétait et présageait la perte d’autonomie que je pourrais connaître dans le futur. En un sens, c’était un processus de catharsis inattendu, presque absurde, un acte de confiance qui nous a permis, à tous les trois, de transformer l’acte solitaire d’écriture en un effort collectif de communication.
La mélodie m’a toujours fasciné par son potentiel de vulnérabilité, de coopération et d’intimité. C’est une discipline qui témoigne du respect, de la révérence, voire de l’admiration et de l’amour entre poètes et compositeur·rices, entre auteur·es et interprètes, entre les mots et le public. Proposer mon vécu – mon identité queer, mon écoanxiété, ma perte de vision – pour inclusion aurépertoire standard, à travers ce projet, n'a fait qu’approfondir mon appréciation pour notre domaine, et pour la force et la résilience qui sont au cœur de celui-ci.
Pierre-André Doucet est un pianiste, écrivain et travailleur culturel. Il s’est produit partout en Europe, en Amérique du Nord et en Afrique du Sud, et a été lauréat du Concours Eckhardt-Gramatté, du Concours international d’Ibiza, du Concours Knigge et du Prix d’Europe. Parmi ses œuvres publiées, on compte Sorta comme on était déjà là (2012) et Des dick pics sous les étoiles (2020), tous deux parus chez Prise de parole. Il est présentement le coordonnateur de la Résidence UdeM-McGill en piano-art vocal, à Montréal (QC).